La dégradation de la forêt française par les cerfs et chevreuils s’accroît depuis plus de 50 ans. Francis Roucher, expert européen des cervidés, émet neuf propositions pour sortir de cette impasse et rendre la forêt à la société tout en permettant une gestion durable des forêts.
Depuis 1963, année d’instauration du plan de chasse aux cervidés en France et de la mise en garde d’Henri Daburon sur les dégâts de cerfs et de chevreuils en forêt, que fait-on face au dommage économique, biologique et sociétal causé par un excès numérique de cervidés dans une partie non négligeable de la forêt française ? On parle.
Les effectifs de cerfs et de chevreuils en France sont mal maîtrisés. De ce fait, non seulement la dégradation de la forêt par ces herbivores ne diminue pas mais elle s’accroît et s’étend en surface. Quelque chose déraille dans l’administration des relations forêt-cervidés et dans celles de la chasse et de la sylviculture.
Il y a pourtant moyen de sortir de l’impasse en mettant en œuvre de façon décidée un train de neuf mesures :
- Réduire la durée de la saison de chasse au gros gibier.
- Rendre aux propriétaires forestiers la possibilité de peser sur la fixation des quotas annuels de chasse.
- Sortir les chasseurs des commissions chargées de fixer les quotas annuels de chasse.
- Remettre la chasse à sa place : remplir un service écologique.
- Se passer des engrillagements censés protéger les arbres.
- Obliger les chasseurs à rendre des comptes, techniquement et financièrement.
- Détrôner le cerf.
- Disposer en France de chasseurs sachant chasser.
- Faire mieux avec moins.
Voici ces propositions plus en détail.1. Réduire la durée de la saison de chasse au gros gibier
Rendre la forêt française à la Nation. La forêt est aujourd’hui l’héritage patrimonial dont dispose le citadin comme antidote à un mode de vie de plus en plus artificiel et contraignant. En fin de semaine, il peut aller se détendre dans les bois et y retrouver l’air pur, le calme, la fraîcheur, le silence, un peu de rêve, de mystère et d’émerveillement au pied des grands arbres qui ont vu passer tant de promeneurs et de bêtes : une vraie cure de bien-être physique, mental et culturel. Pourra-t-on bientôt évaluer l’économie de tranquillisants et de somnifères que la forêt fait faire à la Sécurité sociale ?
Et la chasse ? En accaparant la forêt durant 5 mois par an (et même plus en Alsace-Moselle), elle effectue une captation d’héritage. Elle le manifeste en excluant le public par des pancartes de précaution au pourtour des enceintes de battues, même le samedi et le dimanche, et en le faisant parfois aussi à l’occasion de chasses individuelles.
En perturbant de façon répétée le milieu de vie des ongulés sauvages, la chasse transforme leur habitat en un paysage de la peur. Devenus nocturnes, ces animaux ne sont plus observables qu’aux marges de la nuit. Ne pouvant plus utiliser le plein jour pour s’alimenter et ruminer en toute quiétude, ils se réfugient dans de jeunes boisements qu’ils broutent ou écorcent. S’ils sont devenus difficiles à voir, ce n’est pas du fait des promeneurs mais à cause de la chasse elle-même : dans les endroits très peu chassés, on peut voir des ongulés sauvages en plein jour et de près, comme les chamois dans nos parcs nationaux.
Alors que faire ? Non pas supprimer la chasse, dont l’ordre des choses ne peut se passer, mais réduire la longueur de la saison de chasse au grand gibier tout en augmentant son efficacité. Jetons un regard par-delà nos frontières :
— une demi-journée par an, en hiver, par tranche de 200 à 600 hectares, en poussée de déplacement calme dans les forêts domaniales de Basse-Saxe, ce qui laisse 364 jours et demi de quiétude aux cervidés et aux sangliers ;
— une semaine par an, en fin d’automne, dans la province canadienne de l’Ontario, avec une deuxième semaine de rattrapage pour compléter le tir des femelles et des faons de chevreuils américains (Odocoileus virginianus) ;
— trois semaines par an, en automne, au chien courant pour le chevreuil avec, si nécessaire, un complément pour le sanglier dans certains cantons de la Suisse romande (les Suisses sont bons tireurs) ;
trois semaines par an, en automne en France avant 1963, année de l’instauration du plan de chasse. Cela suffisait à empêcher l’accroissement et l’expansion des cervidés et du chamois dans notre pays. 2. Rendre aux propriétaires forestiers la possibilité de peser sur la fixation des quotas annuels de chasse
Restituer aux propriétaires sylviculteurs privés et publics la faculté de déterminer le niveau du prélèvement annuel des ongulés exigé par la régénération des peuplements forestiers. Il est malsain que des considérations non techniques viennent s’immiscer dans ce qui relève du bon sens, de la science et des techniques de gestion intégrée des ongulés et de nos forêts.
Les commissions départementales de la chasse sont trop souvent des instances de négociations des quotas de tir entre l’Administration et les fédérations des chasseurs, hors de toute considération sérieuse de dynamique des populations et où l’avis des propriétaires forestiers, sous-représentés, est de peu de poids.
3. Sortir les chasseurs des commissions chargées de fixer les quotas annuels de chasse
L’administration des rapports entre la forêt et les cervidés est chose trop importante pour être confiée aux chasseurs. Abandonne-t-on la gouvernance d’un porte-avions aux matelots et la stratégie des batailles aux simples soldats et à leurs syndicats ?
Les fédérations départementales des chasseurs répondent surtout à leur vocation de défense des intérêts des chasseurs, qui sont aussi leurs électeurs. Cependant, elles ont été avec constance non seulement incapables mais réticentes dans leur mission de gérer les populations d’ongulés sauvages et de protéger leur habitat forestier. La meilleure réponse à cette carence consiste à leur retirer toute prérogative dans la gestion de la grande faune de nos forêts, prérogative qui gagnerait à être exercée de façon indépendante du pouvoir des élus par des agences départementales de gestion forêt-gibier composées de personnel qualifié issu des centres régionaux de la propriété forestière (CRPF) et de l’Office national des forêts (ONF), assistés au besoin par un technicien de la faune. En fonction des tableaux de chasse communiqués depuis le terrain par les sociétés et associations de chasse, ces agences seraient en mesure de déterminer les prélèvements annuels d’ongulés en accord avec les besoins exprimés par les propriétaires de terrains forestiers publics et privés concernés et dont la fonction première est de gérer des forêts.
4. Remettre la chasse à sa place : remplir un service écologique
Le droit de tuer un ongulé sauvage est un privilège que n’a pas tout citoyen. Autrefois réservé au seigneur, ce privilège s’accompagnait de charges envers les gens de ses terres. L’abolition des privilèges de la noblesse, le 4 août 1789, a fait de tout chasseur un privilégié, mais sans guère de charges.
Aujourd’hui encore considérée comme un dû par le titulaire d’un permis, la chasse est devenue un rouage essentiel dans l’aménagement de l’ensemble forêt-ongulés sauvages. Elle est à la base de l’harmonie évolutive faune-flore visant la productivité optimale du peuplement végétal et de la population animale. Son rôle économique, biologique et sociétal pourrait être perçu comme tel par les chasseurs et par leurs interlocuteurs forestiers. Ce serait un service écologique rendu par des citoyens formés et qualifiés. En bref, cela reviendrait à quitter la logique de l’appropriation pour une logique du service.
5. Se passer des engrillagements
Pour pouvoir cultiver sa forêt sans protection grillagée des semis et plantations, quel que soit le mode de sylviculture pratiqué (sauf exception expertisée). En contrepartie, obliger les propriétaires-sylviculteurs à répartir de petits enclos témoins sur leur terrain, « juges de paix » dans l’appréciation des dégâts et de l’état de la flore locale.
6. Obliger les chasseurs à rendre des comptes, techniquement et financièrement
Obliger les chasseurs, locataires ou ayants droit (les ACCA*), à communiquer aux forestiers non seulement le tableau de chasse annuel mais aussi les indications biologiques tirées des animaux abattus (poids vidé standard, longueur de mâchoire inférieure ou autre pièce squelettique, corps jaunes ovariens des chevrettes ou fœtus des biches) indispensables à la connaissance de l’état des relations ongulés-forêt et de leur évolution. Ce n’est pas si difficile. Ne pas le faire relève de la négligence sinon de la paresse pure et simple.
Enfin et surtout, rendre le chasseur civilement responsable de la réalisation des attributions au plan de chasse et des dégâts forestiers qui en dépendent.
7. Détrôner le cerf
Cet animal est prétendu « roi de la forêt ». Sa biologie et l’histoire nous apprennent qu’au contraire et par nature, il n’y est pas à sa place. Cet animal grégaire inféodé aux milieux ouverts est un consommateur quasi exclusif de graminées, d’herbacées et de légumineuses. Ce qu’affirmait le Livre de Chasse de Gaston Phébus au XIVe siècle, le Groupe d’étude des grands animaux de Cambridge (Angleterre) et le Wildlife Management Institute (États-Unis d’Amérique) le confirment aujourd’hui.
Il a fallu l’année 1515 et une ordonnance de François Ier réservant au roi la chasse du cerf pour que l’erreur fasse son chemin à travers six siècles. De nos jours, l’homme qui tire un cerf se croit roi et tout est à l’avenant : la prétendue « éthique de la chasse », le culte des trophées, le saupoudrage de nos espaces boisés avec des cerfs issus des réserves de Chambord et de la Petite-Pierre dont on ne sait quoi faire, par des fédérations pour « renforcer la nature » prétendent-elles. Funeste idolâtrie… dont pâtit la forêt.
8. Disposer en France de chasseurs sachant chasser
J’ai vu le 21 janvier 1988, dans une forêt domaniale de Basse-Saxe, sur 600 hectares, que 24 tirs suffisent pour mettre 24 chevreuils et sangliers au tableau de la seule chasse de l’année dans ce secteur. Pas un seul animal blessé à rechercher le lendemain, impeccable démonstration. La comparaison des chiffres concernant la France est misérable : le tableau de chasse national 2015-2016 de 1 200 000 ongulés a été réalisé par environ 1 200 000 porteurs de permis abattant en moyenne un animal chacun, ordinairement en battue, à raison de 7 à 10 tirs par pièce au tableau, sans compter les bêtes blessées et perdues. Que de moins en moins de jeunes soient tentés de chasser ne se comprend-il pas ? Le déclin numérique des chasseurs ne pourra que s’accélérer.
Ce déclin n’a d’ailleurs rien d’alarmant dans la mesure où il accélère la nécessité de mettre en œuvre les actions ici proposées pour rattraper un demi-siècle d’inertie. Le plus tôt sera le mieux. Un nombre réduit de chasseurs qualifiés n’auront même pas intérêt à ce que les cervidés soient nombreux, tant le poids de la tâche de rattrapage qui leur reviendra est élevé.
L’adjonction à un permis spécial de chasse au grand gibier d’une épreuve éliminatoire de tir au but tombe sous le sens en raison de la puissance et de la portée des carabines de chasse, égales à celles des armes de guerre. En Suisse par exemple, dans le canton du Jura, au cours de l’épreuve éliminatoire de tir pour l’obtention du permis, le candidat doit loger six balles en centre de la cible à 150 mètres de distance et, en cas d’échec, il ne dispose que d’une seule année de rattrapage.
En France, actuellement, la masse de chasseurs appelle forcément une pléthore de cervidés pour satisfaire à de très longues saisons de chasse. L’essentiel d’une battue réside moins dans le tableau de chasse que dans la conviviale partie de plaisir. Son faible rendement justifie la multiplicité des séances au long de la saison d’ouverture. Le mot de gestion suscite même un rejet : « On n’est pas là pour faire du rendement ! » Il en est de même en chasse individuelle. J’ai prouvé sur un grand domaine forestier alsacien que le ratio du nombre de sorties par succès de tir pouvait varier de 1 à 30, c’est-à-dire de trois animaux par sortie prélevés en tir aléatoire à dix sorties en tir sélectif pour un seul succès, avec les considérables différences de dérangement qui s’ensuivent. Ni l’efficacité, ni le dérangement ne viennent à l’esprit du chasseur. Il faut vaincre la pesanteur du problème psychologique que suppose le passage d’une chasse loisir à une chasse subordonnée à l’établissement d’une harmonie entre cervidés et forêt.
9. Faire mieux avec moins
Faire mieux, c’est substituer l’excellence de la poussée de déplacement calme des ongulés vers des tireurs perchés (appelée aussi « traque-affût ») au tapage et à la médiocrité des battues et à l’inefficience de la chasse individuelle. C’est le seul moyen de subvenir rapidement à la réduction numérique des effectifs de cervidés en France. Pratiquée à grande échelle en Angleterre par David Griffiths, ou dans le cantonnement forestier public d’Elsenborn en Wallonie, ou dans les forêts Hatzfeld-Wildenburg en Rhénanie-Palatinat et en forêt domaniale de Basse-Saxe pour ne citer que quelques cas, la traque-affût ne s’improvise pas. Elle s’apprend car l’à-peu-près la déprécierait aux yeux des novices.
Ne convient-il pas de mettre sur pied – en les équipant d’un réseau de chaises hautes – des centres d’apprentissage de ce procédé ? En premier lieu à Chambord, station phare, et peut-être aussi dans certaines réserves telles que la Petite-Pierre, Chizé, les Trois-Fontaines ou le parc de Belval ? Son enseignement ne pourrait-il pas être prodigué dans ces réserves par du personnel de terrain provenant des pays précités qui en ont déjà une expérience approfondie ?
Faire avec moins, c’est reconnaître l’évidence : un petit nombre de chasseurs qualifiés et bons tireurs fait mieux et en moins de temps qu’une foule de porteurs de permis peu expérimentés et tireurs douteux. Nos voisins le font bien, pourquoi pas nous ? Comparons le nombre de chasseurs de grand gibier dans les pays suivants :
— 300 000 en Allemagne ;
— 65 000 au Royaume-Uni ;
— 40 000 en République démocratique allemande avant la réunification.Supposons qu’un tireur entraîné soit quelqu’un qui abat non pas un seul mais de 20 à 25 animaux par an – rien d’exceptionnel à cela. Il suffira que l’examen éliminatoire de tir ne laisse plus que 65 000 lauréats (le même nombre de chasseurs de grand gibier qu’en Grande-Bretagne), ce qui n’a rien d’exceptionnel non plus. Ces chasseurs seront capables de réaliser un tableau de chasse national largement suffisant de 1 300 000 à 1 600 000 pièces. Et ceci, après la chute des feuilles, en 4 ou 5 semaines comprises entre le 1er janvier et le 15 février, ce qui est fort possible grâce à la pratique de la traque-affût.
Ainsi, la forêt pourrait être rendue à la société durant la majeure partie de l’année.
Le pouvoir choisit-il de cajoler les chasseurs ? Ce qui est payant à court terme ne fera que prolonger le passé. Il n’y aura alors aucune chance que le conflit cervidés-forêt ne dure pas un nouveau demi-siècle, avec l’appauvrissement inéluctable de forêts surpâturées.
Il est grand temps de se mettre en marche vers une pratique conforme à l’intérêt général. Cela permettrait de faire des économies de salive, d’encre et de bois défectueux.
La conversion pourrait être amorcée par dérogation ministérielle au moyen d’essais localisés puis, en cas de succès, passer dans le Code de l’environnement.
Le bien commun pourra alors enfin prévaloir sur une somme d’intérêts particuliers.
Francis Roucher, expert cynégétique
Ce texte est une adaptation résumée de mon article « Le cerf se repaît d’herbe et l’homme, de paroles », paru dans la Revue forestière française (no 1-2017, pages 75 à 81).
* ACCA : association communale de chasse agréée.