Si vous venez dans le Val d’Arly, vous serez immédiatement frappé par la luxuriance de ses forêts, où se mêlent harmonieusement, au fil de votre montée en altitude, des feuillus majestueux et des conifères imposants. Pourtant, au cœur des forêts de Savoie et de Haute-Savoie, essentielles à l’écosystème alpin, un changement s’opère, silencieux et implacable. La montée des températures dans les Alpes, où le mercure s’est déjà élevé de plus de 2°C, dessine un avenir incertain pour ces espaces naturels.
L’assèchement des sols, conséquence directe de la hausse des températures et d’un régime des pluies modifié, fragilise les arbres enracinés sur les pentes escarpées, augmentant les risques d’érosion et de glissements de terrain. Les précipitations hivernales, bien que plus intenses, ne compensent pas les étés de plus en plus secs, où l’eau se fait rare. Cette situation expose les forêts à un stress hydrique croissant, compromettant le bon fonctionnement de ces milieux naturels et la biodiversité qu’elles abritent. Les températures plus douces favorisent également la prolifération des parasites, tels que les scolytes, qui ravagent des essences autrefois robustes comme l’épicéa, rendant tangible le risque d’incendies forestiers dans des territoires jusqu’alors épargnés.
Les forêts de montagne jouent un rôle essentiel dans la séquestration du carbone, la production de bois et la protection des sols. Elles offrent aussi d’autres services écologiques, économiques et socio-culturels indispensables. La résilience de ces écosystèmes est donc un enjeu vital. Face à l’escalade des changements climatiques et biologiques, l’urgence de comprendre et d’agir se fait plus pressante que jamais.
C’est dans cette perspective que nous nous sommes entretenus avec Sylvain Ougier, responsable du Centre National de la Propriété Forestière (CNPF) de Savoie et Haute-Savoie. Cet établissement public a pour mission de favoriser une gestion durable des forêts privées. Avec son équipe, Sylvain veille sur 255 000 hectares forêts privées. Ensemble, ils apportent soutien, formation et expertise aux 200 000 propriétaires forestiers de ces deux départements. Cet ingénieur engagé, véritable connaisseur de nos massifs forestiers, nous éclaire sur la situation actuelle et les perspectives de ces espaces naturels, aujourd’hui confrontés à des défis économiques et écologiques sans précédent. Fort de son expérience sur le terrain, il nous guide à travers les enjeux présents et à venir de ces territoires boisés et met en lumière les stratégies essentielles à leur préservation.
Si tout change dans nos forêts, ne devons-nous pas aussi tout changer : notre perception, nos méthodes et nos politiques ?
Quels sont les impacts concrets du changement climatique sur les forêts de Savoie et Haute-Savoie ?
S.O. : Les forêts de Savoie et de Haute-Savoie subissent une crise sans précédent, exacerbée par trois années consécutives de sécheresse estivale et de stress hydrique. Le printemps 2021 a bénéficié de précipitations généreuses, mais les étés qui ont suivi ont été marqués par des températures extrêmes et un déficit en eau alarmant : seulement 3,6 mm de pluie en Haute-Savoie en août 2022, contre une moyenne de 100,8 mm, soit une baisse de 96%. En 2023, les deux Savoie ont perdu en moyenne 40% de leurs précipitations estivales annuelles. En Savoie, le déficit hydrique a atteint -24,9% en 2022 et s’est aggravé à -41% de mai à septembre 2023.
Pour saisir l’ampleur de ces perturbations climatiques, il faut comparer les données actuelles avec les moyennes historiques trentennales. De 2021 à 2023, on observe une hausse considérable de la température maximale de juin à août, particulièrement prononcée en 2022 avec une augmentation de +20,32%. En 2023, cette tendance à la hausse s’est maintenue avec une augmentation de +12,83%, confirmant des étés de plus en plus chauds.
En 2022, la chute drastique des précipitations estivales de 43,19% a dramatiquement impacté l’hydratation des arbres, marquant une sévère période de sécheresse estivale. En 2023, bien que la situation ait légèrement évolué, elle est restée préoccupante avec une réduction des précipitations de 17,86%. Si le sol avait été suffisamment humide, les arbres auraient pu continuer à absorber les 100 à 600 litres d’eau par jour qui leur sont nécessaires, atténuant ainsi les effets du stress.
Ces chiffres illustrent clairement l’impact direct du changement climatique sur nos forêts. Même si le printemps 2024, marqué par de fortes précipitations, a permis une amélioration notable de la santé des arbres, la situation reste préoccupante. L’abondance de pluie a certes offert un répit aux arbres après des années difficiles, mais de nouvelles sécheresses ou chaleurs excessives, qui se reproduiront sans aucun doute selon les prédictions des experts, pourraient compromettre cette reprise de vitalité.
Les effets directs des périodes de sécheresse sur la croissance et la santé des arbres sont particulièrement sévères. Après 30 à 45 jours sans eau suffisante, comme observé en 2023, les arbres commencent à épuiser leurs réserves. Les feuillus peuvent perdre leurs feuilles pour survivre, mais ils ont la capacité de les régénérer si les conditions s’améliorent à l’automne. Le hêtre, par exemple, une espèce autrefois prospère dans nos montagnes, réduit son évapotranspiration de 80% après la fermeture de ses stomates. Cependant, même les 20% restants peuvent menacer sa survie, le forçant à perdre ses feuilles prématurément. Quant aux résineux, ils ne peuvent pas perdre leurs aiguilles et stopper ainsi totalement leur évapotranspiration. Si la sécheresse persiste, ils risquent même de subir des embolies. Dans ce cas, une rupture de plus de 70% de leurs vaisseaux les conduit presque inévitablement à leur mort.
Pour bien comprendre la problématique, il faut savoir que chaque essence d’arbre subit un cycle de stress unique influencé par des facteurs spécifiques. Dans nos montagnes, une hausse de 2°C et une plus grande variabilité climatique perturbent fortement les conditions de croissance idéale. Ces conditions extrêmes forcent les arbres à lutter pour leur survie, souvent à la limite de leurs capacités d’adaptation. L’augmentation des températures intensifie mécaniquement l’évapotranspiration, la quantité d’eau pompée dans le sol et ainsi le déficit hydrique, aggravant le stress pendant des périodes clés de leur développement.
Pourquoi le scolyte est-il devenu une menace si grave pour nos épicéas ?
S.O. : Le scolyte, qui ravage actuellement les épicéas, illustre de manière frappante comment le dérèglement climatique affecte directement la santé et la viabilité des écosystèmes forestiers. Ce petit coléoptère infeste les arbres en creusant des galeries sous l’écorce, perturbant la circulation de la sève et affaiblissant gravement les arbres jusqu’à entraîner leur mort. L’augmentation des températures a créé des conditions plus favorables au développement du scolyte, tandis que le manque d’eau affaiblit les arbres, les rendant moins aptes à se défendre et offrant ainsi des conditions idéales pour sa prolifération.
Le scolyte a toujours existé dans nos forêts, mais il est passé en peu de temps d’un ravageur secondaire à un ravageur primaire. En 2003 et 2015, il y a eu des crises isolées. À partir de 2019, les attaques ont augmenté mais restaient gérables. En 2022, la situation a radicalement changé avec des hectares de forêts infestées en Savoie et en Haute-Savoie, et cette tendance s’est encore aggravée en 2023. Le redoux de janvier 2023 a même provoqué des attaques précoces, et les arbres ont commencé à dépérir au cours de l’hiver.
La dynamique de reproduction des scolytes est devenue alarmante. Une seule femelle peut pondre jusqu’à 50 œufs. Parmi ces œufs, environ 50 % donneront naissance à d’autres femelles. Ainsi, dès la deuxième génération, ces nouvelles femelles peuvent produire à leur tour environ 625 individus. Ce chiffre bondit à 31 250 individus dans la troisième génération. En d’autres termes, un seul œuf initial peut se traduire par environ 31 250 individus dans la troisième génération. Si les conditions climatiques restent constantes, la quatrième génération pourrait atteindre environ 390 000 individus, tous issus d’un unique œuf de la première génération.
Autrefois, avec une seule génération par an, rarement deux, les infestations restaient gérables. Mais avec le climat actuel favorisant jusqu’à trois, voire bientôt quatre générations par an, la situation est devenue beaucoup plus difficile à contrôler.
Les précipitations abondantes de ce printemps ont aidé à freiner les attaques de scolytes, notamment ceux présents dans le sol de la litière, car l’humidité tend à en éliminer un certain nombre. Cependant, cela reste insuffisant, car malheureusement, ceux qui vivent dans les arbres continuent à se développer de manière exponentielle. Des régions comme le Beaufortain avec Queige et Beaufort ou celle du Grand Arc sont déjà sévèrement impactées. Le Val d’Arly, plus élevé en altitude avec plus de diversité végétale et moins de monoculture, est à peine mieux préservé, mais cela risque de ne pas durer.
Le département de recherche et développement du CNPF et le département de santé des forêts (DSF) analysent de près le développement des attaques de scolytes. En comprenant qu’il est un indicateur du changement climatique, on peut mieux appréhender la nécessité d’actions adaptatives plus larges telles que la sélection de provenances ou d’essences plus résistantes à la sécheresse, l’ajustement des pratiques de gestion de l’eau et la diversification des cultures forestières pour augmenter la résilience.
Quels seraient les meilleurs conseils pour faire face aux attaques de scolytes dans nos forêts ?
S.O. : La surveillance des forêts doit être intensifiée. Les propriétaires forestiers sont appelés à être plus vigilants et à visiter régulièrement leurs bois pour détecter les signes d’une attaque de scolytes. Il est essentiel qu’ils surveillent activement leurs peuplements, surtout les zones saines, pour prévenir les attaques et réagir le plus rapidement possible. Les signes d’alerte incluent la présence de sciure rousse sur les troncs, une modification de la coloration des arbres, et le détachement des aiguilles lorsqu’on frappe sur les troncs.
Lorsqu’une anomalie est détectée, il est crucial de réagir rapidement, idéalement en quelques jours, en sollicitant des conseils d’experts, notamment un technicien du CNPF, pour évaluer la situation et diagnostiquer une attaque. Si celle-ci est confirmée, des mesures immédiates, comme l’enlèvement rapide des bois infectés par un bûcheron compétent, sont nécessaires. Mais pour cela le propriétaire doit gérer la commercialisation du bois en contactant des professionnels ou un gestionnaire forestier et ce n’est pas si simple. Les arbres infestés doivent être rapidement transportés hors de la forêt, à la scierie pour être écorcés, détruisant ainsi les scolytes. Contrairement aux anciennes pratiques, il n’est plus conseillé de couper systématiquement les arbres voisins sur une bande de 20 mètres, car le scolyte peut voler sur de longues distances, rendant la suppression des arbres à proximité souvent inutile. Cette décision doit être prise avec prudence pour éviter des perturbations inutiles dans des écosystèmes forestiers déjà stressés.
Dans les peuplements sains, il est devenu essentiel de ne pas intervenir de manière anticipée. La tentation de pratiquer le « sauve qui peut » ou de prévenir les attaques par des coupes préventives peut sembler logique ou naturelle, mais elle entraîne inévitablement des conséquences indésirables. Couper des arbres en bonne santé pour prévenir une attaque potentielle peut stresser le peuplement et attirer les scolytes vers le bois frais, créant ainsi de nouveaux foyers d’infestation. Une intervention prématurée laisse du bois vulnérable au sol, incapable de se défendre contre les insectes, ce qui augmente le risque de contamination pour l’ensemble du peuplement. La meilleure recommandation que nous partageons avec l’ONF est de retarder toute exploitation forestière dans les secteurs sains pour les deux prochaines années. Ensuite, il est crucial d’adopter une sylviculture douce, avec des prélèvements mesurés et maîtrisés (10 à 20 % maximum). Cette approche permet de fournir des ressources suffisantes à chaque arbre, tout en favorisant les essences d’arbres adaptées au milieu.
En cas d’attaque confirmée, la réaction doit être mesurée et adaptée au degré de l’infestation. Si moins de 20 % des arbres sont endommagés, une intervention modérée en retirant 20 à 25 % des arbres, incluant tous les affectés, peut suffire pour restaurer le peuplement. Les bois doivent être rapidement évacués pour réduire la propagation et la vulnérabilité. Pour des attaques touchant 20 à 40 % des arbres, une évaluation minutieuse est nécessaire pour diagnostiquer la vulnérabilité climatique et situationnelle. Les techniciens examinent le contexte de la parcelle pour déterminer la meilleure approche pour la conduite et le renouvellement éventuel du peuplement. Lorsque que le nombre d’arbres dépérissant est supérieur à 40% ou dans des conditions suboptimales, comme les plantations à basse altitude, des mesures plus radicales, pouvant aller jusqu’à couper entièrement les zones, peuvent être nécessaires pour prévenir la propagation du scolyte et protéger les zones avoisinantes.
Il est impératif de comprendre que l’urgence ou la panique, bien qu’humainement compréhensibles, ne doivent pas guider les décisions forestières. Les propriétaires doivent être judicieusement conseillés pour éviter d’aggraver les problèmes et optimiser la santé à long terme de leurs forêts. Agir sous l’impulsion du moment en procédant à des coupes massives dans l’espoir de sauver ce qui peut l’être peut se traduire par des dommages écologiques à long terme.
Comment le changement climatique a-t-il modifié les pratiques de gestion forestière ?
S.O. : Nous sommes confrontés à un changement de paradigme. En quelques années, nous sommes passés d’un climat constant à un climat changeant. Ce bouleversement est si profond et rapide que nous avons dû reconsidérer entièrement nos méthodes de gestion forestière. On peut d’ores et déjà considérer que la hausse des températures entraîne un déplacement altitudinal des zones climatiques adaptées aux arbres de 400 mètres ; des arbres jadis adaptés à 800 mètres doivent désormais trouver leur climat optimal à 1200 mètres.
Cette nouvelle réalité climatique a profondément impacté nos techniciens forestiers, des professionnels avec plus de 35 ans d’expérience, qui connaissent intimement les forêts sur lesquelles ils veillent. Ils comprennent précisément comment les arbres réagissent en fonction de nombreux facteurs tels que l’altitude, l’exposition et la profondeur du sol. Au fil des années, ils ont accumulé un savoir-faire détaillé leur permettant de fournir des conseils très précis et adaptés à chaque situation particulière. Ils ont vu évoluer plusieurs générations de propriétaires forestiers, des grands-parents aux petits-enfants, et ont adapté les pratiques de sylviculture avec une précision remarquable à chaque parcelle.
Cependant, aujourd’hui, l’accélération du changement climatique introduit un niveau d’incertitude qui met au défi même les plus expérimentés. Les techniques et les connaissances qui étaient autrefois considérées comme solides sont maintenant remises en question, nécessitant une adaptation rapide et fondée sur de nouvelles réalités écologiques.
Comment s’adapter au contexte actuel pour créer une résilience optimale ?
S.O. : Pour créer une résilience optimale, il est crucial de privilégier la régénération naturelle et l’adaptation génétique des essences. La nature démontre une capacité d’adaptation remarquable, particulièrement visible chez les arbres qui s’établissent naturellement durant les trois premières années dans des conditions de sécheresse extrême et survivent jusqu’à l’âge juvénile. Ces arbres montrent une résilience génétique souvent supérieure aux arbres issus de semences sélectionnées dans des peuplements très productifs. Cela souligne l’importance de privilégier la régénération naturelle qui peut s’adapter dynamiquement aux défis environnementaux et climatiques actuels.
Le plan bois lancé en 2024 vise à restaurer les forêts affectées par le changement climatique et les incendies destructeurs. En montagne, nous constatons avec le temps qu’il est préférable de privilégier la sélection naturelle et favoriser les arbres les plus résistants. En matière de génétique, de nombreuses études ont été menées sur les chênes en France. Il a été découvert que 30% des chênes dans les forêts françaises sont des hybrides, résultant de mélanges entre chênes pédonculés, sessiles et chevelus. Cette diversité génétique accrue permet une meilleure adaptation. Lors de la régénération naturelle, avec environ 10 000 plants par hectare, la diversité génétique est bien plus grande qu’avec les 1100 plants par hectare que nous installons en plantation. Historiquement, les plantations privilégiaient des arbres sélectionnés pour leur croissance exceptionnelle dans des conditions stables. Aujourd’hui, il est vital de revoir ces critères pour privilégier des arbres et des provenances résistants aux conditions extrêmes plutôt que des arbres très productifs.
Il est également essentiel de favoriser la mixité des essences. Certaines essences, comme l’épicéa à certaines altitudes, ainsi que les sapins et les frênes, ne sont plus viables. Il est nécessaire d’examiner les essences présentes pour déterminer lesquelles conserver ou enrichir par l’introduction d’espèces adaptées comme le mélèze, le douglas ou le pin. Le mélange des espèces est une des clés de la résilience car il permet de diversifier les réponses aux différents stress environnementaux. En mélangeant différentes espèces d’arbres, on crée des écosystèmes forestiers plus robustes et résilients face aux maladies, aux parasites et aux conditions climatiques extrêmes. Chaque espèce réagit différemment aux variations de l’environnement, ce qui réduit le risque que tous les arbres soient affectés de la même manière par un même stress. Cette diversité biologique contribue à la stabilité et à la santé globale de la forêt.
Enfin, ajuster la densité des forêts, surtout celles en retard d’exploitation, est essentiel. Réduire la densité permet de mieux partager l’eau disponible entre moins d’arbres, réduisant ainsi la compétition et conservant une humidité bénéfique sous le couvert forestier. Cela aide à préserver une ambiance forestière favorable à la biodiversité et à la rétention de l’humidité, car la température est moindre comparée à une zone déboisée où le sol serait totalement exposé au soleil. Cependant, l’équilibre entre la réduction de la densité et la conservation d’un couvert forestier suffisant, garantissant une bonne infiltration et un stockage maximal de l’eau par le sol, reste délicat et doit être réalisée avec le soutien d’un professionnel aguerri.
Comment la gestion des forêts privées a-t-elle déjà évolué ?
S.O. : Avec un climat en constante évolution, il est impératif de revoir nos itinéraires sylvicoles et nos méthodes de gestion forestière à plusieurs échelles. Nous avons dû repenser entièrement nos guides de gestion pour nous adapter à ces nouvelles conditions. Par exemple, le document SRGS, qui régit les pratiques sylvicoles pour les forêts privées en Auvergne-Rhône-Alpes, a récemment été mis à jour pour intégrer les réalités du changement climatique. Cette révision, validée par notre ministère de tutelle, concerne tous les types de peuplements, tels que les plantations d’épicéas, les futaies mixtes ou irrégulières, et les taillis.
Il est également nécessaire d’adapter notre sylviculture à un contexte de plus en plus complexe. Cela implique de prendre en compte de nombreux facteurs tels que l’altitude, les précipitations, la composition du sol, sa réserve en eau, l’orientation des versants, et la topographie. Chaque parcelle doit être analysée avec précision. Auparavant, nous nous concentrions sur la hauteur, la croissance des arbres, les méthodes de régénération et de densité. Aujourd’hui, avec une hausse des températures qui pourrait bientôt atteindre un à deux degrés supplémentaires par rapport aux deux degrés déjà observés depuis le siècle dernier, un diagnostic plus poussé et extrêmement précis est essentiel.
Le diagnostic commence par l’examen du sol. Les agents utilisent des tarières pour évaluer la profondeur du sol, la quantité de cailloux présente, et sa capacité à retenir ou restituer l’eau. Cette analyse est cruciale car la texture et la structure du sol peuvent grandement affecter la disponibilité en eau et, par conséquent, la croissance des arbres. Par exemple, les sols argileux peuvent retenir l’eau efficacement, mais leur compacité empêche les arbres d’en absorber une partie, limitant ainsi leur accès à cette ressource vitale en raison du manque d’air et de perméabilité. Inversement, les sols très filtrants ne retiennent pas l’eau, ce qui peut être un défi durant les périodes de sécheresse.
L’analyse remonte également à l’échelle stationnelle pour évaluer la santé globale du peuplement et détecter les signes de dépérissement. Nous intégrons dans notre évaluation les données relatives au sol, à la station, aux conditions sanitaires et au climat. La topographie joue un rôle décisif, influençant le drainage et la disponibilité de l’eau. Par exemple, les vallons peuvent accumuler de l’eau tandis que les zones élevées peuvent être plus sèches, affectant directement la viabilité des essences présentes.
Pour affiner nos choix d’essences, nous utilisons Bioclimsol, un outil développé par le CNPF, qui guide nos décisions en fonction des données climatiques, de sol, de topographie et des analyses de terrain. Cet outil nous aide à choisir les essences les plus adaptées à chaque scénario spécifique, même si le climat varie. Cependant, la gestion forestière reste un domaine où l’incertitude prévaut, et chaque décision doit être prise avec prudence en considérant tous les facteurs environnementaux et écologiques pertinents.
Reconnaissant la volatilité du contexte environnemental actuel, nous avons intensifié la formation de nos agents forestiers. Très régulièrement, des sessions sont organisées pour les mettre à jour sur les dernières évolutions et techniques. Cette initiative vise à garantir que, même face à des incertitudes croissantes, nos équipes disposent des connaissances les plus récentes pour offrir des conseils précis et adaptés aux propriétaires forestiers, soulignant que la gestion forestière dépend plus que jamais d’une expertise approfondie et d’une analyse minutieuse du terrain.
Quelles sont les actions à mener aujourd’hui pour mieux faire face à la crise dans nos forêts ?
S.O. : Il faut augmenter les moyens. Les forêts jouent un rôle indispensable dans l’équilibre de nos montagnes. La crise climatique actuelle, exacerbée par la crise du scolyte, nécessite des stratégies adaptées aux enjeux, allant au-delà de la perte de bois ou de la perturbation du cycle de l’eau. L’impact sur le paysage et le risque d’effondrement de pans de forêts sur les routes, provoquant des accidents graves, sont préoccupants. Dans les deux Savoie, la crise du scolyte a déjà ravagé plus d’arbres que la tempête de 1999, mais les moyens mobilisés ne sont pas proportionnels. La conscience du problème n’est pas encore à la hauteur. Les décideurs disposent de toutes les informations nécessaires, mais c’est à eux de passer à l’action. Les propriétaires privés doivent également prendre conscience de la gravité de la situation, et des organisations comme l’UFP73 doivent plus que jamais les sensibiliser et les informer.
Pour répondre efficacement à la crise, il est stratégique de mieux faire respecter les arrêtés préfectoraux. En Savoie et Haute-Savoie, les arrêtés imposent aux propriétaires de couper et d’enlever sans délai le bois infesté par les scolytes. Pourtant, cette obligation légale est souvent freinée par un manque de moyens et d’information, ce qui permet aux attaques de s’étendre. Il est également nécessaire de davantage desservir les massifs forestiers. La création de routes forestières empierrées est le meilleur moyen de favoriser une gestion efficace. Ces routes permettent un accès rapide aux zones infectées et facilitent la valorisation du bois local. Avec les sécheresses répétées dues aux changements climatiques, ces routes deviennent également indispensables pour gérer les incendies et permettre des interventions d’urgence, renforçant ainsi notre capacité à protéger durablement les ressources forestières.
Mieux informer et sensibiliser les propriétaires est aussi une priorité. La culture forestière se perd, et la majorité des propriétaires connaissent mal leurs forêts. Autrefois, posséder une parcelle de forêt était une véritable assurance en cas de coup dur. Aujourd’hui, même lorsque ces parcelles sont transmises en héritage, les savoir-faire ne suivent pas toujours tout comme l’historique de gestion dont dépendent les opérations futures. Beaucoup de propriétaires ignorent même l’emplacement exact de leurs parcelles. Cela pose problème face au réchauffement climatique car une gestion active et éclairée est essentielle pour la résilience et la préservation des forêts. Nous avons mis en place des formations spécifiques, comme le Fogefor dans chaque département, et nous nous appuyons sur l’UFP73 et l’UFP74 pour les diffuser auprès des propriétaires désireux de se réapproprier leur forêt.
Nous encourageons vivement et accompagnons la création de structures de regroupement. Ces associations permettent une gestion concertée des forêts et ouvrent la voie à des aides financières. Elles sont également capables de mener à bien des projets d’envergure, comme la construction de routes forestières ou la lutte collective contre les attaques de scolytes. Grâce à ces structures, les petits propriétaires peuvent unir leurs forces, bénéficier de ressources supplémentaires et gérer leurs forêts de manière plus efficace et durable.
Enfin, collaborer avec les marchands de bois et les scieries est devenu un enjeu stratégique. La crise du scolyte souligne l’urgence de resserrer les liens entre les propriétaires forestiers, les marchands de bois et les scieries. En période de crise, ces derniers cherchent souvent à réduire les prix, ils sont en position de force, ce qui réduit encore plus la capacité d’intervention des propriétaires. Pour éviter cela, il est crucial de conclure des contrats fermes qui garantissent les prix d’achat du bois issus des exploitations de lutte contre le scolyte. Cela redonnera confiance aux propriétaires pour l’abattage et l’évacuation du bois infesté. Contrairement à l’ONF, qui bénéficie de contrats d’approvisionnement et qui a su négocier des quotas accrus de bois scolyté avec les scieries des deux départements, les propriétaires privés sans accords adéquats sont laissés pour compte. Le Pôle d’Excellence Bois (PEB) doit donc collaborer étroitement avec les unions professionnelles pour établir des accords sectoriels. Ces accords doivent garantir des prix et l’écoulement des produits de lutte afin d’offrir un soutien solide aux propriétaires, les aidant ainsi à gérer plus efficacement cette crise sanitaire sans précédent.
Avec plusieurs milliers hectares de bois scolytés recensés par le CNPF et l’ONF en moins de 3 ans, les forêts de Savoie et de Haute-Savoie sont plongées dans une crise sanitaire sans précédent. Comme l’explique Sylvain Ougier, « nous sommes dans une tempête sourde et silencieuse : nos forêts, qui paraissaient à tous immuables, ne le sont plus ». Indéniablement, elles se trouvent à la croisée des chemins, où les choix d’aujourd’hui détermineront leur destin commun. Plus de 60 % de ces forêts appartiennent à une myriade de propriétaires privés. Toutefois, ils sont le plus souvent démunis face aux bouleversements actuels, ce qui rend leur tâche encore plus ardue et la nécessité de soutien plus impérieuse. Que ces derniers possèdent de vastes domaines ou de toutes petites parcelles, qu’ils soient experts dans l’art de la sylviculture ou novices en quête de conseils éclairés, ils portent désormais sur leurs épaules l’avenir de ce patrimoine, primordial pour nos montagnes.
Pour relever ce défi, le Centre National de la Propriété Forestière (CNPF) est aujourd’hui leur meilleur allié. Cette institution publique, sans aucune vocation commerciale, offre aux propriétaires des conseils techniques avisés, des formations spécifiques et une expertise avancée pour une gestion durable des forêts. Elle s’engage également dans la recherche et le développement de pointe pour adapter la gestion forestière aux nouveaux enjeux environnementaux. Elle est le principal partenaire des unions professionnelles des forestiers de Savoie et de Haute-Savoie, qui fédèrent les propriétaires de tous horizons.
La hausse des températures, la diminution des précipitations estivales, l’assèchement des sols, la prolifération des parasites comme le scolyte et l’augmentation des risques d’incendie sont autant de signes que notre écosystème forestier est en péril si les moyens ne sont pas à la hauteur des enjeux. Et bien que les ressources du CNPF soient limitées face au grand nombre de propriétaires, son action reste néanmoins essentielle pour la préservation de nos forêts.
Ne nous y trompons pas. En parlant des forêts privées, nous n’évoquons pas seulement le patrimoine forestier des 200 000 propriétaires concernés, mais bien les 255 000 hectares de forêts qu’ils possèdent, auxquels s’ajoutent les 154 000 hectares de forêts publiques gérées par l’ONF. Ces massifs constituent un bien commun précieux, essentiel à nos territoires de montagne. Qu’elles soient publiques ou privées, elles sont indissociables : quand l’une vacille, les autres en subissent les conséquences. Ensemble, elles font face à la même crise et aux mêmes changements majeurs. Il ne s’agit plus seulement de les valoriser, mais bien de les protéger au mieux en réorganisant nos pratiques et nos connaissances. Cela exige une collaboration étroite et un soutien mutuel entre tous les acteurs : établissements publics, institutions, élus, propriétaires, filière bois, etc.
Les défis auxquels les forêts privées de Savoie et de Haute-Savoie font face n’ont jamais été aussi multiples et complexes. L’assèchement des sols fragilise les arbres et augmente les risques d’érosion et de glissements de terrain. Les scolytes, autrefois ravageurs secondaires, prolifèrent désormais à une vitesse alarmante, affaiblissant l’épicéa, l’essence reine des deux Savoie, autrefois si robuste. Cette situation critique exige plus que jamais auparavant une action concertée et innovante de la part des propriétaires forestiers, des experts et des autorités.
Et lorsque l’ONF et le CNPF recommandent, dans le contexte actuel, de retarder toute exploitation d’au moins deux ans dans les peuplements vulnérables et sains pour préserver les écosystèmes trop fragilisés, il est impératif de suivre leurs conseils.
L’avenir de ces espaces dépend de notre capacité à penser différemment, à agir avec audace et à collaborer intensément. Les décisions qui seront prises aujourd’hui et surtout les moyens qui seront alloués scelleront le destin de ces forêts, déterminant leur capacité à survivre et à prospérer dans un monde en constante évolution.
Un grand merci au CNPF, à Sylvain Ougier et à ses équipes qui se battent au quotidien pour l’avenir de nos forêts privées partout en Savoie et Haute-Savoie. Leur engagement et leur expertise sont essentiels pour soutenir les propriétaires forestiers et les aider à protéger la pérennité de ces espaces naturels